Arts Visuels

Valentin Serov, d'un siècle à l'autre

Par GUILLAUME HOUSSE

Jusqu'au 17 janvier 2016, la Nouvelle Galerie Tretyakov de Moscou présente la plus grande exposition jamais consacrée au peintre Valentin Serov pour célébrer les 150 ans de sa naissance. Plus de 100 peintures et 150 dessins et aquarelles, réunis sur 3 étages du musée, sont une occasion unique d’appréhender dans son ensemble une œuvre qui sous-tend à elle seule la transition entre le XIXème et le XXème siècle.


Valentin Serov, Portrait d'Ida Rubinstein, 1910 (photo DR)

L’historien de l’art Sarabianov affirme dans sa monographie consacrée à Valentin Serov : « l’évolution de la peinture russe des années 1880 jusqu’aux années 1910 n’est nulle autre que celle qui va de la Jeune fille aux pêches au Portrait d’Ida Rubinstein. » L’œuvre du peintre s’inscrit d'emblée dans une période complexe de transition, pendant laquelle il n’est indifférent à aucune des recherches de ses contemporains, sans pour autant, à aucun moment, sacrifier à l’héritage classique. Mais n’aborder son travail qu’au regard de celui ses pairs serait une erreur. Toujours en décalage avec ce qui l’entoure ou avec ce que l’on croit devoir attendre de lui, la peinture de Serov est d'abord extrêmement personnelle.

Prenons la Jeune fille aux pêches de 1887, tableau qui ouvre l’exposition : la touche épaisse et le traitement de la lumière rendue presque palpable rappellent certains portraits en intérieur de Claude Monet ou de Gustave Caillebotte, dont la leçon impressionniste semble ici parfaitement assimilée. À ceci près que Valentin Serov ne connaît alors pas le travail de ces artistes qu'il ne découvre qu'un peu plus tard. Impossible de voir en lui un simple suiveur. Dans un premier temps, c'est par le biais d'une culture proche et d'influences communes qu’il parvient aux mêmes choix esthétiques que les peintres français.


Valentin Serov, La jeune fille aux pêches, 1887 (photo DR)

La culture de Valentin Serov est, pourrait-on dire dès sa naissance, éclectique et cosmopolite. Sa mère est la première compositrice à compter en Russie, son père est ami de Wagner. Dès l'âge de 9 ans, Serov regarde peindre Ilia Répine, lui aussi ami de ses parents, dans son atelier parisien de la rue de Vérone. À 15 ans, il accompagne ce dernier seul, dans la région de Zaporojhia, dans l’actuelle Ukraine, puis en Crimée. Toute son enfance se passe en voyages et en déménagements, évoluant d’un cercle intellectuel à un autre.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le peintre n'acquiert une maison qu’à la fin de sa vie, pour le plus souvent n'y séjourner jamais plus de quelques mois. Peintre russe, Serov est cependant présent partout en Europe, à chaque moment important. Lors de l’Exposition universelle parisienne de 1900, il fait partie du pavillon russe. Il est présent lors de la Sécession Viennoise et, quelques années plus tard, on le retrouve pour les Ballets Russes lorsque ces derniers bouleversent Paris et l’Europe. C'est semble-t-il de ce voyage ininterrompu que l'artiste tirera la diversité de ses influences que l’ampleur de l’exposition moscovite permet d’appréhender dans son ensemble. Parmi ces influences, les plus importantes sont sans doute celles de Velasquez, Titien, El Greco, en particulier pour ce qui est de la période de sa vie consacrée aux portraits.

Et pour l’Histoire de l’art, Valentin Serov est avant tout un peintre de portraits. La salle principale de l’exposition en présente des dizaines, lesquels permettent de mesurer l’évolution de sa technique, mais plus encore, la permanence de son approche. Une approche qui participe d’un rapport particulièrement intime avec ses modèles. Et c'est ce qui fait sa force, cette intimité, qui a pu parfois dérouter les commanditaires de ces portraits à qui Serov imposait des heures de discussion, de questions déplacées, tentant de dépasser des bornes auxquelles son statut le cantonne. Une intimité qui fait par exemple défaut avec la famille Romanov, dont il réalise le portrait à la fin des années 1890. Ici, point de trace de la force presque psychanalytique de sa peinture.


Valentin Serov, Portrait de Henriette Leopoldovna Girschmann, 1907 (photo DR)

Si la fidélité d’un tableau à son sujet est parfois peu goûtée par le modèle, la sincérité psychologique qui en jaillit peut se révéler bien plus troublante encore. C'est ainsi que la princesse Olga Orlova trouve insupportable la posture que Serov lui donne, une pose déséquilibrée, qui veut donner à voir la fragilité de sa classe sociale, ou du moins, de son ostentation. Très vite, la toile est d'ailleurs offerte au Musée Russe et remplacée dans le salon de la dame par une toile de Nicolas Bodarievskii, bien plus strictement académique. À l’inverse, l’importante série de tableaux et d’esquisses montrant Henriette Girschmann dans tous ses états témoigne de l’extraordinaire proximité qui a pu naître entre Serov et ses modèles. Au point que, si l’on en croit l’anecdote rapportée par le peintre et critique Igor Grabar, un psychiatre voyant un jour le Portrait de Sofia Loukomskaïa qu’il n’avait jamais rencontrée put déceler dans ce visage les signes de la maladie qui allait lui être diagnostiquée quelques années plus tard.

Cette confiance des modèles accordée au peintre est évidente au regard des dessins préparatoires réunis dans l’exposition, en grande partie grâce au travail de Maria Krivenko, conservatrice des dessins à la Galerie Tretyakov. Des travaux qui sont aussi l'occasion de se rappeler que Valentin Serov est l'un des premiers artistes russes à peindre des nus d’après modèle vivant. Cet ensemble graphique est par ailleurs précieux pour comprendre la technique du peintre. On y trouve le caractère pictural hérité d’Ilia Répine, mais également la rigueur de la construction acquise auprès de Pavel Chistyakov, autre maître très influent dans sa formation. On y lit avant tout une méthode de travail. Aussi, si le rendu des toiles donne un sentiment de fulgurance, avec un motif posé là en quelques touches rapides, les nombreuses études préparatoires de Serov témoignent d’un travail lent, minutieux, maintes et maintes fois remis en question avant que de se concrétiser dans le tableau final. Il faudrait ici prêter à Valentin Serov les mots que James McNeill Whistler répondit à l’avocat général qui lui demandait si c’était pour deux jours de travail qu’il avait l’impudence de demander 200 guinées : « Non, c’est pour le savoir de toute une vie. »


Valentin Serov, L'été, 1895 (photo DR) 

Cette vie s’achève en 1911 – le peintre n'a alors que 46 ans. Quelques mois plus tôt, il a achevé le Portrait d’Ida Rubinstein, point final de l’exposition, avant-gardiste par son archaïsme mêlé de Grèce et d’Egypte. Ce portrait marque l’apothéose d’un moment de la vie de Valentin Serov qui n’est pas le plus connu, du moins en Europe. Il témoigne également d’une influence qu’il est important de souligner. Intime du grand mécène Savva Mamontov, (la célèbre Jeune fille aux pêches est sa fille, Vera Mamontova), Serov est actif au sein du cercle de Abramtsevo (localité située près de Moscou, ndlr), où une véritable colonie d’artistes s’adonne aussi bien à la peinture et à la sculpture qu’au théâtre, à l’opéra ou à la poésie. Le créateur des Ballets russes, Sergueï Diaghilev, de 7 ans le cadet de Valentin Serov, n’a pu connaître Abramtsevo que d’assez loin mais s'en trouve fortement influencé lorsqu'il fonde sa première communauté artistique autour de la revue Mir Iskousstva.  Une influence de Serov sur Diaghilev qui va pour ainsi dire de soi, bien que rarement évoquée. Entre l’impresario et le peintre va persister une certaine amitié, mais surtout un véritable respect intellectuel du plus jeune pour son aîné. Il y a du Serov dans les Ballets Russes de Diaghilev : l’inspiration artistique des Ballets se nourrit très clairement d’une lecture particulière des temps archaïques, du fantasme de ce qui précéda notre civilisation. Lecture qui vient notamment de la redécouverte des temples de Cnossos en Crète au tout début du XXe siècle. Valentin Serov a fait le voyage en Grèce avec le grand décorateur et costumier Léon Bakst d’où tous deux reviennent profondément marqués. Si Bakst est celui que l’on associe habituellement à Diaghilev, notamment pour les décors de l’Oiseau de feu, ballet d’Igor Stravinsky, ou ceux du Prélude à l’après-midi d’un Faune pour une chorégraphie de Nijinsky, l’exposition de la Tretyakov rappelle bien le rôle joué par Serov dans l’esthétique des Ballets russes.


Valentin Serov, L'Enlèvement d'Europe, 1910 (photo DR)

La scénographie des dernières salles de l’exposition met en lumière la force de la réflexion du peintre. Il est frappant de reconnaître dans les visages féminins de certaines sculptures et peintures, notamment dans l’Enlèvement d’Europe en 1910, les traits des Koré, ces jeunes filles répétées à loisir dans toute la statuaire grecque archaïque. On trouve enfin, dans le formidable décor de Shéhérazade, prêté ici par la famille Rostropovitch, le condensé de toute une réflexion sur l’Orient et sur le Moyen-âge. L'occasion de redonner à Serov le rôle important qu'il joua à son époque, bien plus que les portraits les plus connus ne le laissent penser. Mikhaïl Larionov et Natalia Gontcharova, précurseurs de l’avant-garde russe du XXe siècle, ont été ses élèves. On mesure ici ce qu’ils ont pu tirer de son enseignement.

Point final de l'exposition disions-nous : ce portrait énigmatique d’Ida Rubinstein peint en 1910, à travers lequel se découvre un nouvel aspect de l’art de Valentin Serov. Ainsi se termine la visite de la Nouvelle Galerie Tretyakov, sur cette question qui reste sans réponse : que se serait-il passé ensuite ? 

Exposition Valentin Serov, jusqu'au 17 janvier 2016 à la Nouvelle galerie Tretyakov, Krymsky Val 10, halls 60-62, 80-82, Moscou

Ouvert de 10h à 18h les mardi et mercredi, de 10h à 21h du jeudi au dimanche. Entrée tarif plein 400 RUB.

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